top of page

Re-prises de pouvoir contre violences ordinaires, ce sont cinq tableaux (pour le moment) indépendants les uns des autres, qui dressent à chaque fois une situation d’oppression (par le statut social, la hiérarchie dans le travail, le sexe, l’origine ethnique). Mais bien évidemment, cette situation peut basculer, et les victimes se révéler plus fortes qu’on ne le croyait…

"Lumière : La Caporale Matraque dans le bureau du directeur.

Mais c’est comme si Grand Chef ne la voyait pas, il est occupé avec ses documents. Matraque s’adresse en aparté au public.

 

MATRAQUE : Oh comme je la déteste cette petite peste.

Comme je la déteste de m’avoir fait douter. Tout a toujours été clair, simple, limpide, depuis mon arrivée au central. Tout a toujours été clair, simple, limpide. Bossé dur comme toutes les filles qui passent par-là, puis ascension des échelons. Petits et pas nombreux les échelons. Enfin pour une fille de paysans débarquée en ville avec rien dans les poches, hein tout de même. Pas forcément calculé que j’allais devenir Caporal Matraque. Quoi mon vrai nom déjà ? Oublié. Avalé, aspiré par les tuyaux de la téléphonie. Quinze ans de bons et loyaux services. Pas une absence, pas une défaillance. Puis propulsée Caporal Matraque. La jouissance de régler le rythme des autres, délicieux. Contrôler la tenue des corps. Ne rien laisser passer. Se faire respecter. De temps à autre, lâcher une minuscule autorisation. Faire peur, c’est si bon, j’ai aimé. Comment j’ai pu ne jamais me mettre à leur place alors que j’y étais restée quinze ans ? J’ai aimé me faire détester ? Cette Sarah… première fois qu’on me tient tête. Là depuis même pas six mois et ose me tenir tête. J’envie cette petite garce. Bien ça le problème. Moi combien de fois j’aurais aimé leur rentrer dans le lard. A ma Caporal Matraque, à Grand Chef, aux vieux cochons au bout du fil, aux grandes bourgeoises méprisantes, aux cons impatients. Pas foutue, jamais. Juste de dire oui et tout de suite et veuillez m’excuser, toujours tout sourire. Et elle, elle le fait. Je la déteste et je l’admire. Je la déteste d’y arriver et moi pas—ce qu’elle fait, mille fois plus dur que passer son temps à terroriser des subalternes. Dire non, et encore ça ne suffit pas, demander plus de gâteau—même pas plus, car elles n’ont rien, demander du gâteau tout court. Je l’admire d’y arriver, si elle peut c’est donc possible. C’est donc possible.

 

Le personnage de Grand Chef se « réveille ».

 

GRAND CHEF : Qu’est-ce que c’est que ce délire ! On n’a pas assez des syndicats, il faut que les filles du central se mettent à revendiquer maintenant ! Et puis qu’est-ce que c’est que ces revendications sans queue ni tête : « accorder le droit à la répartie », « autoriser le droit à la rêvasserie » ! Matraque, il faut aller me calmer cette petite écervelée.

 

MATRAQUE : C’est-à-dire, M. le Directeur, qu’elle ne veut rien entendre.

 

GRAND CHEF : Comment ? Vous, Matraque, vous êtes en train de vous faire marcher sur les pieds ?

 

MATRAQUE : Apparemment, M. le Directeur.

 

GRAND CHEF : Allons, Matraque ! Reprenez-vous ! Où est passée votre autorité ! Votre air menaçant ! Votre force de persuasion ! 

 

MATRAQUE, marmonnant : Au fond des WC sûrement…

 

GRAND CHEF : Pardon ?

 

MATRAQUE : Inutile de me mettre dehors, M. le Directeur ; je m’en vais de moi-même.

Elle se lève.

 

GRAND CHEF : Qu’est-ce que vous racontez ?

 

MATRAQUE : C’est cette fille qui a raison. Elle m’a fait entrevoir l’aliénation et le non-sens, le vide sidéral de notre travail. Surtout exécuté dans de telles conditions, je n’y vois plus aucun intérêt.

 

GRAND CHEF : Mais vous aviez de la supériorité, du pouvoir

 

MATRAQUE : Cela ne m’intéresse plus du tout, de terroriser ces filles, mais alors plus du tout

Au revoir M. le Directeur

Elle sort.

Le directeur se lève.

 

GRAND CHEF : C’est ça, allez, barrez-vous ! Si vous croyez que vous êtes irremplaçable ! Des comme vous, y’en a vingt qui se bousculent à l’entrée chaque jour pour postuler !

 

Il se rassoit, se calme un peu, compulse des documents."

​

(Extrait des Dames d'en bas dans Re-prises de pouvoir contre violences ordinaires, 2019)

bottom of page